par laurentg » Sam 27 Oct 2007 17:25
Il est à la fois difficile et palpitant de tenter de décrire un tel parcours stratosphérique, tant les vins et les plats sont remarquables (ainsi que les accords). Pour de tels champagnes de gastronomie, complexes, puissants et fins, toujours signés Krug mais différents en fonction de leur origine et de leur millésime, les expressions sont comme attendu immenses, disertes et brillantes, forcément difficiles à circonscrire car changeantes, gigognes (par les effets conjugués de l’aération, de la température, des accords avec les plats, de l’interprétation sensible de chaque commensal). Cela ne peut d’ailleurs que les rendre plus attirantes.
Nonobstant, j’en dresse ici un tableau partiel pour mémoire (éloge de la lenteur) …
Les notes sur 20 ne sont pas homologuées par le Bureau International des Poids et Mesures (elle ne sont données qu’à titre indicatif, comme les descriptions des vins, au demeurant, puisque aussi bien le même voyage répété le lendemain donnerait lieu à un récit aussi enthousiaste mais forcément différent).
Le (fantastique) menu :
- Yaourt de foie gras, escalope de foie, mikado de myrrhe odorante
- Oeuf au plat virtuel, cumin des bois d’ici, lait de coco
- Flûte inversée, pois cassés tièdes, mélisse, citronnelle, humus
- Ravioli velouté, carottes, céleri, truffe noire
- Oeufs de caille au caramel clair, polypode, cornet d'oxalis
- Ostie virtuelle du XXIe siècle, bouillon de poule, sorbet safrané
- Omble chevalier des lacs Alpins, filandre de citronnelle, épicéa
- Crème brûlée à la reine des prés, confiture d'écrevisses
- Darne de homard breton, vin jaune, bonbon d’herbe de maggy (acha)
- Purée de rattes à la truffe noire, pastille de cacao
- Ris de veau poêlé, beignet de pommes génépi
- L’ercheu des fromages de nos talentueux paysans
- L’avalanche de délicatesse de ma fille Carine :
- Cornet au pamplemousse, soufflé renversé aux agrumes, roulé au citron
- Crèmes parfumées
Les vins :
1. Champagne Krug 1988 (magnum) : 19/20+
Le vin, sans surprise encore sur la réserve, dégage des senteurs fines et distinguées,: fruits blancs, fleurs, café, noisette, citron lumineux, orange, beurre. Matière tramée, autoritairement ciselée, normalement très jeune (le millésime et le type de contenant), possédant une ardeur tellement prometteuse. De magnifiques amers accompagnent une très longue finale. Race fruitée, végétale et minérale (comme pour un grand vin de la Côte de Beaune), pureté ; un vin forcément compact, réticent, à attendre mais qui amène déjà un grand plaisir de dégustation.
2. Champagne Krug Grande Cuvée (magnum) : 18,5/20
Robe paraissant plus pâle. Senteurs idéales, complètes : minéral, épices, pain grillé. Bouche épanouie, très nette, très longue, possédant une trame acide infaillible dans un profil tout en douceur harmonieuse. Je note que la force initiale du vin est amadouée par le plat, qui trouve grâce à ce compagnon sa vitesse de croisière.
3. Champagne Krug Collection 1981 (magnum) : 20/20
Robe aux tonalités dorées accentuées. Premier contact pour moi avec un « Collection » de Krug. Je ne suis pas déçu. La carte de saveurs d’une complexité et d’une finesse inouïes annonce en effet la couleur : champignons, truffe (blanche et noire, selon), fruits jaunes très mûrs, miel puissant (châtaignier), café, agrumes (orange, cédrat confit), épices, réglisse, inflexions balsamiques (thym, chartreuse de Tarragone) … On la dira plutôt noblement évoluée que légèrement oxydative (j’en reparlerai sur le 1964). Alors elle se transforme, s’adapte aux mets, se renouvelle dans un tourbillon olfactif envoûtant, imprégnant. On trouve dans cette inventaire changeant des assonances réjouissantes diverses avec les plats (le thym – plus généralement les herbes de montagne - de la farce accompagnant la carotte, la truffe de Seyssel savoureusement croquante, la réglisse sous différentes formes). Le vin, d’une finesse ultime, est prêt à boire mais il vieillira encore très bien.
Note : on reviendra sur la Grande Cuvée pour tenter un accord certainement plus adroit sur la gelée de pomme verte.
4. Champagne Krug Clos du Mesnil 88 (magnum) : 18,5/20
Expression plus incisive, butyrique, « blanche » (la sonate « blanc de blancs » du Clos vs la symphonie des assemblages, mais une sonate d’une grande complexité) : citron, pomme verte, jaune d’œuf, vanille, miel, froment, épices (genièvre : on verra ce bel écho avec la préparation de l’omble chevalier) et même une touche de safran. Le vin semble moins en place, plus tumultueux (du moins initialement car l’aération le clarifiera nettement). Il se déroule puissamment et se marie excellemment avec le poisson dans une harmonie de saveurs citronnées qui paraît finalement si évidente (avec, comme c’est le cas pour d’autres plats, une maîtrise de l’acidité époustouflante) !
5. Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 (bouteille) : ED
Nez très mûr, pas trop net. Des notes sensibles de liège corrompent son expression, le vin paraissant plus vieux que son âge. Cette disgracieuseté perdure malheureusement, gâchant des flaveurs sous-jacentes hésitantes de noix, d’orange, de réglisse.
6. Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 (bouteille) : 18,5/20
La prestation est heureusement cette fois-ci remarquable. Arômes très bien définis de pomme cuite, de miel de châtaignier, d’ananas rôti, d’épices, de noix (avec un côté spiritueux). Le toucher est remarquable de délicatesse, l’expression dans un registre plus capiteux (mais restant convenablement tranchante pour ce clos). Des notes d’amande (et une belle amertume associée) viennent astucieusement se conjuguer avec celles du plat (Jean-Philippe ayant pris le soin de humer le vin par avance). Un vin plein dans un état de noble apesanteur.
7. Champagne Krug Collection 1964 (magnum) : 20/20
Il fallait bien pouvoir aller au-delà de l’extraordinaire Collection 1981. C’est chose faite avec ce Collection 1964, aussi parfait, aux fragrances vraiment enchanteresses, délivrant un fumet d’une distinction rare : fleurs, pomme verte, tarte tatin, coing, pêche jaune, pêche de vigne, curry, fenugrec, tabac blond, miel, croûte de fromage, thym. Les contours sont impeccables, la cohérence diabolique (l’opulence est parfaitement maîtrisée), le caractère assez inimitable (je signe encore une fois ici pour de discrètes tonalités noblement oxydatives, entièrement au service du caractère du vin, et que personnellement j’adore). L’expression est totalement fondue, vibrante (tension minérale et acide), très savoureuse, avec cette présence évanescente de toute beauté qui signe les plus grands vins (comme pour ceux de la DRC, en particulier, l’oxymore s’impose, avec ici en plus l’effet du temps sur l’intensité de l’effervescence). Ce vin patiné, comme en lévitation, se prolonge interminablement sur une amertume proprement géniale, rehaussée de goûts subtils de réglisse et d’inflexions anisées. Si l’accord est magique sur le plat associant truffe de Seyssel, ratte et cacao, il ne fonctionne curieusement pas sur le ris (pas plus sur les fromages). Ayant constaté la multiplicité des résonances gustatives possibles entre les vins et les plats depuis le début du repas (le vin évoluant pour s’adapter au plat comme par mimétisme, on l’a vu notamment avec le Collection 1981), faut-il y voir ici :
- une défaillance (pardonnable) du vin en terme de malléabilité organoleptique (de plasticité gustative) ?
- une coquetterie du plat pourtant classique (ris de veau piqué de truffe), refusant de s’apparier ?
Voilà un sujet d’investigation complexe à explorer.
(Tentative de) conclusion rapide :
- Le repas est exceptionnel, reflet d’une maestria rare ; les vins également (mais les Collection sont hors norme, célestes).
- Le parcours global est assez inégalable tellement la qualité proposée est de haut niveau (d’autres voyages seront nécessaires, il faudra revenir).
- On ne ressent aucune lassitude sur un tel itinéraire gastronomique (mais on aurait pu imaginer un grand cru de Vosne de derrière les fagots sur le ris de veau).
-Tous ces vins de grande garde possèdent une forme d’évidence de style, des complexions pour autant variées, incroyablement raffinées et sapides.
Dernière édition par laurentg le Lun 29 Oct 2007 18:37, édité 1 fois au total.